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Les paroles de la chanson
« Visa pour l'amérique »
Léo Ferré

Amérique, vois-tu, ton lyrisme m’émeut
Tes gratte-ciel s’en vont par trois, comme à l’école
Apprendre leurs leçons dans l’azur contagieux

Ils s’amusent parfois des riches cabrioles
Que font vertigineusement sur la cohue
Tes insectes maçons qui perdent la boussole

Peuple d’enfants éclos dans un tohu-bohu
Germe d’un premier lit d’une Europe malade
Tes races dans les milk-bazars font du chahut

Ô peuple des gitans, géographes nomades
Western perpétuel qui dors à Washington
Tes peaux-rouges n’ont plus le sens de l’embuscade

Ils plient sous le fardeau de tes sine qua non
Le fusil mort debout au fronton des réserves
Et le râle employé à des Eleison

Le poétique végétal mis en conserve
Moisit dans le gésier de tes adolescents
Qui mettent des cocardes aux fesses de Minerve

Toi, tu vis aux crochets de la banque et du sang
Fabriquant des monnaies à l’étalon des autres
Garce qui prend son lait au monde vieillissant

Nous avons une église et tu as des apôtres
Qui viennent, mitraillette au poing, tous les vingt ans
Dans notre Moyen-Âge où leur carne se vautre

Les abattoirs de Chicago sont débordés
Notre-Dame à Paris est en pierre d’époque
Les grèves à New York, ça fait mauvais effet

Amérique, vois-tu, ton lyrisme est baroque
Tes pin-up font la peau aux enfants de Pantin
Le coeur éberlué sous leurs pauvres défroques

Tes gangsters d’Epinal couvent des assassins
Qui sortent des cinés les menottes aux pognes
Le coeur arraisonné battant sous ton grappin

Bohémienne domptée au service des cognes
Tes hôtels sont barrés, tes amants sans papiers
Donneraient bien tes cops pour un bois de Boulogne

Tu crains de ne pouvoir brûler tous les fichiers
Qui se baladent dans la tête des fantômes
Visiteurs importuns de tes blancs négriers

Pendant que leurs enfants improvisent des psaumes
Dans les temples du jazz, la trompette aux abois
La peine dans le blues et la crampe à la paume

L’échéance inflexible et le chèque à l’étroit
Le cordonnier a la voiture américaine
Et sifflent des cireurs au dollar dans la voix

Paradis mensuel du bonheur à la chaîne
Les machines électroniques font crédit
Les frigidaires rafraîchissent la migraine

Le dollar ouvrier se fait des alibis
Le soir sur son grabat doublé de gabardine
Il n’a plus que deux jours pour payer tes habits

Deux mois pour ta maison, sept pour la zibeline
Que tu prêtes à sa femme à chaque bal public
Où elle va, geignant des désirs de cantine

Quand je vois de tes fils mâchant leur ombilic
Sur quelque char à banc où s’étale ton chiffre
Je pense à la misère noble du moujik

Au berger provençal, au Belge qui s’empiffre
A l’Allemand nazi qui dort sous quelques fleurs
A l’Italien qui se travaille dans le fifre

Aux valses de Ravel, aux rites d’Elseneur
Au juif déraciné qui fuit la Palestine
Au carrousel, le mois d’octobre au lac Majeur

A Chartres, à Reims, à Caen, aux chansons de Racine
Aux chevaux de Paris qui fuient les abattoirs
A Diaghilev, à Beethoven, aux Capucines

Qui fanent en dansant juillet sur les trottoirs
A tout ce que j’oublie aux Alpes Misanthropes
A l’Orgueil, au Refus, à l’Allure, à l’Espoir

Images se brouillant au kaléidoscope
Que me fait l’œil de tes gamins frais importés
Et j’y vois doucement mourir la Vieille Europe